IV
LA FORCE VIVE

Une semaine après avoir réuni la conférence des commandants, Bolitho attendait les nouvelles avec une impatience croissante. Il se sentait comme abandonné du reste de l’univers, un univers qui commençait après la coque du Styx, ou encore en quarantaine à cause d’une terrible épidémie de peste.

Il avait délibérément envoyé les deux autres frégates surveiller de près Belle-Ile et ses approches. Ainsi, les Français croiraient que l’ennemi maintenait son blocus sans rien y changer. En outre, si les renseignements fournis par le capitaine espagnol se révélaient faux, cela laisserait le temps d’appeler d’autres escadres à la rescousse pour faire face à une éventuelle tentative de sortie.

Ainsi donc, tandis que le Styx patrouillait sur le périmètre d’un triangle qui avait sa pointe au sud et dont les côtés pouvaient faire une vingtaine de milles, Bolitho avait ordonné au petit brick de maintenir le contact entre eux.

Ne rien savoir était extrêmement frustrant, vous mettait même au bord de la folie. Mais c’était tout ce qu’il était capable de faire pour se retenir de monter sur le pont lorsqu’il entendait l’appel de la vigie du grand mât ou peut-être une agitation anormale chez les hommes de quart. Les conditions météorologiques ne leur étaient d’aucune aide. Le vent était tombé et se réduisait à une brise de demoiselle qui levait à peine quelques moutons dans le vide bleu acier du golfe. L’équipage, bien que conscient de la présence de l’amiral, était plus détendu. Çà et là, des marins vaquaient aux travaux de routine, épissures, rangements divers, astiquage et entretien du bois. D’autres, à l’abri des regards de la dunette, étaient installés dans les hunes, où ils dormaient à poings fermés.

Bolitho avait remarqué que ni Neale ni Browne n’avaient mentionné l’absence du soutien qu’auraient dû leur apporter les escadres du Nord et du Sud. A cette heure, les vœux de Beauchamp auraient dû se transformer en actes, les bricks armés auraient dû arriver de Gibraltar pour leur donner le renfort dont ils avaient besoin. Le fait que Browne restât silencieux pouvait faire penser que c’était lui qui avait raison et que son amiral s’était trompé. Ils ne recevraient aucun soutien. La stratégie soigneusement mise au point par Beauchamp devait traîner dans quelque carton de l’Amirauté en attendant de sombrer totalement dans l’oubli.

Allday entra dans la chambre et décrocha le sabre le Bolitho pour le briquer comme il faisait chaque jour. Il s’arrêta, hésitant. Sa grosse carcasse oscillait au rythme du bâtiment.

— Ce brick a peut-être pris du retard, amiral, il avait le vent contre lui. Il faut du temps pour remonter le détroit. Je me souviens que, quand nous étions…

Bolitho hocha doucement la tête.

— Non, pas maintenant. C’est gentil de votre part, mais il est sûrement arrivé, et depuis plusieurs jours. Ces bâtiments-là connaissent leur métier.

— Ça ne sert à rien de vous mettre martel en tête, amiral, soupira Allday – il se tut, comme s’il s’attendait à voir Bolitho s’en prendre à lui. Ces derniers jours, vous avez été comme un faucon encapuchonné, qu’on empêche de faire comme il lui plaît.

Bolitho alla s’asseoir sur le banc qui courait sous les fenêtres de poupe. La chose était étrange, mais bien vraie : il lui était facile de causer avec son solide maître d’hôtel, alors qu’il ne pouvait jamais exprimer fût-ce l’ombre d’un doute avec Neale ni aucun autre de ses officiers. Cela aurait été de sa part comme un aveu de faiblesse, d’indécision, tout ce dont un homme se souvient quand les boulets commencent à voler et qu’il a le plus grand besoin de faire confiance.

Allday avait probablement raison. Tout était allé trop vite au retour de la Baltique, Allday le savait mieux que n’importe lequel d’entre eux. Il l’avait porté dans ses bras, à moitié mort, lorsque sa blessure s’était rouverte.

— Et alors, Allday, que fait donc votre faucon ?

Allday dégaina l’antique sabre et en examina le fil. Le tranchant brillait au soleil comme un trait d’argent.

— Il prend son temps, amiral. S’il a vraiment envie d’être libre, d’une manière ou d’une autre, il y parvient.

Ils levèrent les yeux ensemble, tout surpris, en entendant le cri de la vigie à travers la claire-voie.

— Ohé, du pont ! Voile par le travers bâbord !

Des bruits de pieds sur le pont, un autre cri :

— Prévenez le commandant, monsieur Manning ! Monsieur Kilburne, en haut, et vivement !

Bolitho et Allday échangèrent un coup d’œil.

Voilà ce que Bolitho détestait le plus : devoir attendre, ne pas pouvoir se ruer là-haut avec les autres pour se faire son idée. Neale commandait.

On entendait des voix sur la dunette, mais plus calmes désormais. Peut-être Neale était-il arrivé, ou bien encore les hommes savaient que la claire-voie était ouverte en grand.

— Morbleu, murmura Allday, mais ils mettent un temps !

Tout anxieux qu’il était, Bolitho ne put s’empêcher de sourire.

— Calmez-vous, Allday, je vous porterai secours si les choses se gâtent !

Lorsqu’un aspirant essoufflé arriva enfin et, lui ayant transmis en hâte les respects du commandant, lui signala qu’une voile se rapprochait à bâbord, il trouva, assis sur son banc, un amiral qui était apparemment fort calme et détendu, et un maître d’hôtel occupé à briquer consciencieusement un sabre.

Le soleil tapait dur sur la dunette, l’ombre des haubans et des enfléchures quadrillait le pont clair de traits noirs. Bolitho alla rejoindre Neale près des filets de branle. Comme les autres officiers, il s’était débarrassé de sa veste et ne portait que sa chemise et son pantalon, sans un seul insigne qui le distinguât de ses subordonnés. S’il restait un seul homme parmi les deux cent quarante présents à bord qui fût incapable de le reconnaître après deux semaines passées en mer, songeait Bolitho, c’était à désespérer.

— La vigie pense qu’il y a deux vaisseaux, amiral, lui dit Neale – et, voyant le regard que lui jetait Bolitho, il biaisa : Avec cette brume, c’est difficile à dire.

Bolitho acquiesça, sans trop savoir si, dans sa hâte d’avoir l’information, il l’avait seulement regardé.

— Ohé, du pont ! Commandant, c’est un brick ! – un silence, puis Kilburne reprit : Et… et il y en a un autre, commandant !

— Dieu nous protège ! glissa le pilote à l’un de ses aides.

Neale mit ses mains en porte-voix :

— Mais, bon sang, qu’est-ce que vous racontez ?

Le second lieutenant, qui était de quart, proposa aimablement :

— Je pourrais grimper en haut, commandant ?

— Restez ici ! — et, se tournant vers son second : Monsieur Pickthorn, je suis obligé de vous demander d’y aller, vu que je suis apparemment assisté par des aveugles et des estropiés !

Pickthorn réprima un sourire et Neale n’avait pas encore repris son calme qu’il grimpait déjà dans les enfléchures.

Un coup de canon retentit dans le lointain, Bolitho dut gagner le bord sous le vent pour dissimuler son impatience.

— Ohé, du pont ! C’est Le Rapide, commandant ! Il poursuit un petit bâtiment, peut-être un sloop !

Neale leva les yeux vers la flamme du grand mât, examina les voiles qui battaient mollement.

— Qu’ils aillent au diable ! Nous n’avons aucune chance !

— Quel est le cap pour l’île d’Yeu ? demanda sèchement Bolitho.

Neale essayait de chasser cette idée qui l’obnubilait d’une prise qui allait lui échapper, si misérable fût-elle.

— Plein est, amiral, cria le pilote. Mais ça fait guère de différence !

Bolitho traversa le pont sans remarquer les regards curieux fixés sur lui. Le soleil avait transformé sa chemise en serpillière.

— Lofez, commandant, et gagnez dans le vent ! Lorsque vous serez à distance de signaux, je vous prie d’ordonner au Rapide de s’éloigner !

Pickthorn sauta sur le pont. Il était au supplice et annonça d’une voix rauque :

— Le sloop essaye de prendre la fuite, commandant, mais Le Rapide le rattrape vite – il sentit que quelque chose n’allait pas. Commandant ?

— Signalez au Rapide de rompre ! Ensuite, rappelez l’équipage et préparez-vous à virer – puis, avec un coup d’œil à Bolitho : Nous abandonnons la chasse.

Pickthorn, restait là, le regard fixe.

— Je vois. Bien, commandant, j’y vais de suite !

Des coups de sifflet retentirent de tous les côtés, en quelques minutes à peine les hommes halaient sur les bras et la frégate commença à venir jusqu’à avoir les voiles pratiquement bordées dans l’axe. Elles faseyaient et claquaient de partout dans la plus grande confusion et, si le vent avait été plus fort, le bâtiment aurait même risqué d’y laisser quelques espars.

Le second aspirant de quart referma sa lunette et dit seulement :

— Le Rapide a fait l’aperçu, commandant.

Point n’était besoin d’ajouter quoi que ce fût à ce que chacun pensait tout bas. Foi de marin, personne n’avait jamais entendu dire qu’un bâtiment, et pis encore, un bâtiment portant la marque d’un contre-amiral, eût jamais essayé d’enlever une prise à une de ses conserves. Avec le Styx qui était maintenant presque vent debout, il était fort probable que le sloop allait leur échapper à tous deux. Voilà qui allait soulever beaucoup d’enthousiasme ce soir dans quelque port français.

— En route nord quart noroît, commandant ! cria le pilote.

Bolitho n’avait pas besoin qu’on le lui dise. La frégate tanguait de manière assez inconfortable, l’air était plein du fracas des voiles et du pouliage, on entendait les cris d’hommes énervés qui essayaient de maintenir le cap vaille que vaille.

Bolitho décida de se boucher les oreilles et prit une lunette pour examiner les voiles qui faisaient tache dans le lointain. Ce bâtiment était bien gros pour un sloop, il avait envoyé toute la toile et courait devant le vent. Courrier, contrebandier ? Cela importait peu. Il cherchait à se mettre en sûreté, et la terre la plus proche était l’île d’Yeu.

— Si je virais de bord pour venir bâbord amures, je prendrais davantage de vent et je pourrais peut-être encore le rattraper, fit Neale, amer. Nous avons encore six heures de jour devant nous.

Il semblait déçu et décontenancé à la fois.

— Mais… mais !…

Neale était à court de mots. Mettre presque la main sur une prise, pour l’abandonner de manière délibérée, voilà qui dépassait son entendement.

Bolitho le regarda, l’air très calme.

— Je veux que ce sloop croie que nous avons été obligés de le lâcher.

Neale hocha mécaniquement la tête.

— Bien, amiral. Monsieur Pickthorn ! Nous allons abattre ! Du monde aux écoutes et aux bras ! J’y croirais moi-même, amiral ! ajouta-t-il d’une voix enrouée.

La barre dessus, le Styx fonça en avant comme un lucane fouetté par une balle en plein vol. Sous la direction de Pickthorn, au milieu des jurons et des coups des officiers mariniers et des gabiers, le vaisseau plongeait lourdement dans un creux et enfournait comme un cotre à moitié noyé.

Un marin tomba d’un marchepied, battant désespérément des pieds avant de tomber à la mer où deux de ses camarades le récupérèrent. Mais pas un seul espar ne se brisa, aucune voile ne se déchira en charpie, alors que la frégate partait à sa guise.

Bolitho reprit sa lunette pour observer le sloop, ses voiles marron. Il était à présent largement sur tribord et sa coque était partiellement cachée dans les eaux bleuâtres.

— Attendez encore un peu, Neale.

Il tendit sa lunette à Allday. Si ce dernier croyait que son amiral était devenu fou, il n’en montra rien.

— Remettez en route, ordonna Bolitho, et poursuivez la chasse. N’envoyez pas les perroquets. Je veux que vous le preniez en chasse, mais si vous avez le malheur de le capturer, je vous ferai avaler votre part de prise !

Comme un nuage traverse soudain un ciel limpide, le regard de Neale s’éclaira. Il était rempli d’étonnement et d’admiration à la fois.

— Vous voulez suivre ce français jusqu’à la terre, amiral ?

Bolitho regardait les groupes de marins que l’on rassemblait une fois de plus pour manœuvrer drisses et bras.

— Oui, jusqu’au bout.

Neale se hâta de donner ses ordres à ses officiers. Bolitho se tourna vers Allday :

— Alors ?

Allday s’essuya la bouche d’un revers de main.

— Je vois que le faucon est lâché, amiral, y a pas l’omb’d’un dout’ !

 

— Ohé, du pont ! Terre par le travers, sous le vent !

Bolitho essaya de contenir son excitation, pendant qu’officiers et pilotes se bousculaient à la lisse de dunette, la lunette à la main.

— Le vent tombe, amiral, fit Neale d’une voix lasse.

Bolitho leva les yeux vers les perroquets qui pendaient lamentablement, à peine remplis par un souffle de brise.

La chasse durait depuis deux heures, le sloop était toujours droit devant. Le perdre à présent, alors que la terre était en vue, aurait été parfaitement stupide.

— Etablissez donc les perroquets et ajoutez les bonnettes si vous croyez que cela peut servir à quelque chose.

Bolitho laissa Neale donner les ordres à son second et se dirigea sur l’arrière de la roue. Il salua le pilote et lui demanda :

— Monsieur Bundy, dites-moi comment est le chenal derrière l’île d’Yeu.

Le pilote était un homme de petite taille, d’apparence malingre, à la peau tannée comme un parchemin. Bolitho pensa au vieux Grubb, le pilote du Benbow, qui était quatre fois plus gros que lui.

Mais sa vivacité et sa réponse n’avaient, elles, rien de malingre.

— Ça sent mauvais, amiral. Y a à peu près dix milles entre l’île et la terre ferme, mais le fond est pas fameux, pas plus de dix brasses à marée basse – il se tourna et regarda devant les voiles qui battaient, comme s’il voyait l’île. Y a la place de mouiller une belle flottille de petits bâtiments, ça c’est sûr – et, se frottant pensivement le menton : L’île fait pas plus de cinq milles de long, à ce que dit la carte.

— Je vous remercie, monsieur Bundy.

Bolitho alla rejoindre Neale sans remarquer le plaisir et le soulagement que manifestait Bundy. Il ne s’était pas contenté de lui demander son avis, il s’était arrangé pour le faire devant ses aides et les timoniers.

— J’arrive tout juste à la voir, amiral – Neale laissa Bolitho prendre une lunette. Cette brume estompe toutes les formes.

Bolitho bloqua sa respiration et attendit que le pont fût remonté. Ça y est, elle était là, une petite tache bleu foncé sur le fond bleu de la mer. L’île où ce bâtiment espagnol avait débarqué sa cargaison de pierre de taille.

Le sloop se dirigeait vers la pointe nord, mais, une fois qu’il serait masqué par l’île, il allait sans doute serrer la côte pour continuer au sud vers Nantes. Son patron aurait le vent pour lui si d’aventure la frégate essayait de le coincer à la dernière minute ou de faire la jonction avec une patrouille venant du sud. Bolitho sourit amèrement. Il était peu probable que le vaisseau de guerre le plus proche fût à moins de deux cents milles dans son sud.

Il abandonna sa lunette pour observer les marins alignés le long des vergues à établir les huniers qui se gonflaient nonchalamment dans la brise. Ils en avaient encore pour quatre heures de jour, cela devrait suffire. Attendre là en plein jour était aussi discret que sonner la trompette sous le nez de la garnison française la plus proche.

Plusieurs lunettes étaient certainement braquées sur le sloop et la pyramide de toile menaçante lancée à sa poursuite. Le commandant sur place pouvait dépêcher un courrier à cheval pour donner l’alarme. Une batterie d’artillerie allait être mise en alerte pour éloigner cet âne de commandant anglais qui risquait tout pour une prise aussi dérisoire.

— Et que comptez-vous faire, amiral ? demanda Neale sans avoir l’air d’y toucher.

Il prit sans doute le silence de Bolitho pour de l’hésitation.

— Nous pourrions changer de route et tirer meilleur parti du vent, puis nous diriger vers la pointe sud de l’île, et ainsi mettre la main dessus lorsqu’il débouchera du chenal…

— Certes, mais si ce sloop décide de ne pas poursuivre au sud ?

— Eh bien, répondit Neale en haussant les épaules, nous l’aurons perdu.

Bolitho prit la lunette et se remit à observer l’île.

— Mais nous avons déjà fait cela, Neale.

Neale le regarda fixement :

— Vous avez l’intention de vous approcher tout près de terre et d’aller estimer les défenses ?

Il était totalement déconcerté.

Bolitho lui sourit.

— Non, j’ai encore une meilleure idée. Nous allons pénétrer dans le chenal, vent dans le cul. Je crois que les Français vont être surpris !

— Bien, amiral, fit Neale en prenant une grande respiration. Mais Mr. Bundy affirme que…

— Je sais, répondit Bolitho. Trois brasses à marée basse. Il va falloir faire attention…

Il lui fit un sourire et lui prit le bras, assez satisfait de réussir à cacher son inquiétude à son jeune commandant.

— J’ai totale confiance en vous – et, se tournant vers l’échelle de descente : Allday, allez donc me chercher quelque chose de frais dans la cambuse – il fit un signe aux officiers qui l’observaient. J’ai besoin de réfléchir.

Allday le suivit dans la descente puis jusqu’à la chambre. Au-dessus d’eux, le pont résonnait sous les pieds des marins qui se remettaient au travail. Allday était tout sourire :

— Pardieu, amiral, vous nous les avez bougrement étonnés !

Bolitho s’approcha de la fenêtre de poupe et se pencha pour regarder le bouillonnement de l’eau autour du safran. On entendait des cris étouffés, des ordres aboyés, le grondement des affûts. Quelque part au-dessus de leurs têtes, on préparait les pièces de chasse qui tireraient les premières au début de l’engagement.

Il aurait tant aimé pouvoir rester sur le pont et participer à ce qui se passait là-haut. Mais il lui fallait bien laisser à Neale son rôle, un prolongement de lui-même en quelque sorte. Sans qu’il eût besoin de le lui expliquer, il avait tout compris de la stratégie de Bolitho, il allait l’exécuter sans poser de questions. Dans quelques heures, il pouvait tout aussi bien être étendu là, mourant ou sous le bistouri du chirurgien. Son Styx bien-aimé serait peut-être réduit à l’état d’épave disloquée, ou échoué sur le rivage à cause d’une erreur dans la carte. Et tout cela, parce que l’amiral lui en aurait donné l’ordre !

Bolitho dit enfin à Allday :

— Allez chercher Mr. Browne et demandez-lui de venir prendre un verre avec moi.

Il se détendit un peu en entendant la porte se refermer derrière Allday. Browne ne ressemblait à personne de connu. Il allait au moins l’aider à penser à autre chose qu’à l’éventualité d’un échec.

 

Lorsque Bolitho remonta sur la dunette, la petite île avait considérablement grossi et occupait tout l’avant du travers comme un monstre à la tête énorme.

— Nous gagnons sur lui, amiral, annonça Neale – il attendit de voir sa réaction pour continuer : Mais le sloop est quasiment par le travers de la pointe.

Bolitho étudia attentivement l’île qui plongeait dans la mer, les crêtes blanches qui brisaient sur quelques étocs et un îlot qu’on aurait pu prendre pour le petit du monstre. Le sloop serrait la côte de très près, si bien qu’il donnait l’impression d’essayer de grimper sur la terre ferme.

Neale donna un ordre bref :

— Serrez le vent d’un rhumb de mieux, monsieur Bundy.

— Bien, commandant, est quart nord.

Bolitho déplaça très lentement sa lunette. Le foc faseyait, il aperçut deux hommes fortement grossis par les lentilles et qui paraissaient des géants.

Il y avait quelques maisons basses sur la côte, sans doute davantage dans les terres. Il se raidit en découvrant des murailles grises près du sommet de la pointe. Une batterie peut-être ? Il regardait toujours lorsqu’il distingua une petite touche de couleur accrochée par un rayon de soleil comme un papillon. Le mât était encore invisible, mais le papillon était tricolore.

— Rappelez aux postes de combat, commandant. Et merci de demander à votre canonnier de tirer quelques coups de réglage sur ce sloop.

Tandis que la clique des fusiliers battait le tambour, si vite qu’on ne voyait plus leurs mains, les boscos hurlaient dans tous les sens : « L’équipage à son poste ! Aux postes de combat ! » Bolitho sentait l’excitation le gagner à son tour comme une lame de fond.

Le coup de la pièce de chasse tribord partit violemment avant de la faire reculer dans ses palans. L’équipe de pièce se précipitait déjà pour écouvillonner et recharger. Bolitho vit le boulet ricocher droit dans le relèvement des voiles du sloop, soulevant une gerbe d’eau qui aurait fait croire à une baleine en train de souffler.

La seconde pièce cracha feu et fumée à son tour, une nouvelle gerbe d’eau s’éleva sous les acclamations des gabiers et de tous ceux qui purent la voir.

— Nous n’avons aucune chance de le toucher si nous ne nous rapprochons pas, commenta Neale.

Le second arrivait et salua :

— Parés aux postes de combat, commandant.

Neale sortit avec solennité sa montre de sa poche, l’examina soigneusement, le visage impassible.

— Douze minutes, monsieur Pickthorn. Ça ne va pas. Je désire que ce temps tombe à dix minutes ou moins.

Bolitho détourna les yeux. Il en avait fait autant, à l’époque où il commandait la Phalarope et où Neale était le plus jeune des aspirants.

Les pièces de chasse continuaient à tirer sur le sloop et, même si les coups tombaient trop court d’une encablure, le français n’était visiblement pas conscient de la chance qu’il avait, car il commença de louvoyer violemment, comme s’il essayait d’éviter la volée suivante.

— Voilà qui devient intéressant, amiral, lui dit Neale en souriant. S’il continue comme cela, nous allons peut-être l’attraper.

Une colonne de fumée inoffensive dérivait au-dessus de la muraille grise, au sommet de la pointe. Après ce qui leur parut être une éternité, huit ou neuf gerbes d’eau s’élevèrent au-dessus de la mer, mais loin du flanc de la frégate.

Bolitho guettait l’écho étouffé de la batterie cachée là-bas. Juste un tir de réglage, un simple avertissement.

— Serrez le vent, commandant.

Neale fit signe qu’il avait compris, en dépit de la dizaine de problèmes qu’il avait à régler simultanément.

— Nous allons venir de quatre rhumbs sur bâbord, monsieur Pickthorn, route nord-est quart nord.

— Du monde aux bras, vous autres !

La grande roue double commença à tourner pour mettre la barre dessous. Le Styx répondit sans peine à l’action du vent et du safran, l’île commença à défiler par tribord.

Bolitho reprit sa lunette. On distinguait par tribord avant l’entrée du détroit et, beaucoup plus loin, à peine visible dans la brume, une ligne plus sombre. Les côtes françaises.

La batterie s’était tue et, tandis que le sloop continuait de progresser derrière la côte nord, le Styx commença à s’éloigner, comme s’il avait l’intention d’interrompre la chasse.

Bolitho s’approcha de la lisse de dunette et examina le pont supérieur. Sous les deux passavants, il aperçut les équipes de pièces, les hommes accroupis près des sabords fermés, leurs apparaux à portée de main. Les chefs de pièce étaient les rois, et leur petit royaume ce bouton devant eux.

Les ponts avaient été copieusement sablés et, loin au-dessus des marins et des fusiliers qui s’activaient, des chaînes avaient été frappées sur chaque vergue. On avait élongé des filets au-dessus de leurs têtes pour les protéger, le cas échéant, des débris.

Neale l’observait.

— Encore quinze minutes, amiral – et, hésitant un peu : J’ai mis deux de mes meilleurs hommes de sonde dans les bossoirs, ajouta-t-il. La marée est presque basse, j’en ai peur.

Bolitho approuva d’un signe. Neale avait pensé à tout. Il aperçut quelques-uns des canonniers qui armaient la pièce la plus proche et qui l’observaient. Ils essayaient peut-être de deviner quel serait leur sort après cette journée, en s’efforçant de percer ce qui se passait en lui.

— Allday, allez me chercher mon manteau – entendant Neale soupirer, il ajouta : Ne craignez rien, à mon avis il n’y aura pas de tireurs d’élite aujourd’hui.

Allday lui tendit son manteau et le fit glisser sur ses épaules. L’effet fut instantané, comme si quelque chose avait manqué au décor.

Plusieurs marins poussèrent des vivats ; les fusiliers qui, perchés dans les hunes, armaient les pierriers, agitèrent leurs coiffures comme pour saluer quelque événement exceptionnel.

— Je vous remercie, amiral, fit doucement Neale. Ils aiment bien voir, ils veulent comprendre ce qui se passe.

— Et vous, qu’en pensez-vous ?

Le grand sourire que lui adressa Neale donnait à croire que lui aussi, au moment des vivats, s’était fait violence pour ne pas faire chorus.

— Votre marque flotte sur mon bâtiment, amiral. C’est un grand jour pour nous tous, mais tout particulièrement pour moi – il posa les yeux sur les deux épaulettes dorées qui brillaient sur les épaules de Bolitho. J’en connais beaucoup qui aimeraient tant être avec nous aujourd’hui.

Il n’avait pas besoin de préciser.

Bolitho se tourna pour regarder l’eau qui écumait le long du bord.

— Nous verrons bien.

Il aperçut Browne qui venait vers lui, apparemment guéri de son mal de mer.

— Dès que vous serez paré, commandant.

Neale plaça ses mains en porte-voix.

— Paré à virer, monsieur Pickthorn ! Nous viendrons au sud-est !

Dans le craquement des huniers, la coque enfoncée sous la pression du vent, le Styx vira résolument sur tribord jusqu’à pointer vers le milieu du chenal. Surpris, voyant pour la première fois la frégate sous toute sa longueur, le sloop semblait comme percé par le bâton de foc et totalement immobilisé.

— En route au sud-est !

— Établissez les cacatois, monsieur Pickthorn ! Puis chargez et mettez en batterie !

Bolitho s’appuya sur la lisse pour observer l’île qui défilait de nouveau sur tribord. Une fumée s’élevait dans le ciel, peut-être des ajoncs qui brûlaient ou un four à rougir les boulets, on ne savait trop. Le Styx progressait rapidement : les cacatois et les huniers prenaient le vent arrière ; il pénétra dans le chenal.

Un coup de sifflet, les mantelets se levèrent des deux bords. Un nouveau signal, les pièces avancèrent vers leurs sabords, les volées pointèrent dans les lueurs du couchant comme une rangée de dents noirâtres.

Bolitho fut pris d’un léger frisson, en dépit de son manteau. Si les Français avaient éprouvé un doute sur leurs intentions, il était levé.

Il n’avait pas besoin de tourner la tête pour deviner la présence d’Allday et de Browne derrière lui, et Neale n’était pas loin non plus. Comment Browne avait-il déjà appelé leur escadre, celle de Copenhague ? « Nous, les heureux élus. » Maintenant, sous les embruns qui jaillissaient par-dessus les filets de branle et qui lui glaçaient les joues, il comprenait exactement ce qu’il avait voulu dire.

Il aperçut les deux autres officiers de la frégate qui arpentaient le pont derrière les pièces, sabres dégainés et posés sur l’épaule comme des bâtons de commandement, en attendant le début du combat. Voilà ces marins que les gens qu’ils défendaient ne voyaient jamais, tous les jours de cette guerre. Les puissants de l’Amirauté pouvaient concevoir leurs plans, faire leurs calculs, disséquer le moindre renseignement sur les intentions de l’ennemi et ses mouvements, c’était à des gens comme eux que revenait d’accomplir la tâche. « La force vive. » Bolitho sourit doucement. L’un de ses anciens commandants appelait ainsi ses hommes dans le temps, au cours d’une autre guerre.

Autour de lui, les hommes le virent sourire et surent qu’ils en étaient la cause.

Car c’était bien leur jour.

 

Victoire oblige
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